Deux albums mettent en scène des sous-marins : le Trésor de Rackham le rouge et Coke en Stock . Le sous-marin dans le roman ou la BD d'aventure est généralement associé soit à l'exploration et au mystère, sous à la furtivité et souvent à la duplicité et la fourberie (l'exception à cela étant peut-être le sous-marin du Secret de l'Espadon qui mène une mission secrète pour le compte des « gentils »). Ceux de Tintin ne dévient pas de cette règle et en illustrent parfaitement les deux facettes.
Le Trésor de Rackham le rouge [1943]
C'est dans le Trésor que le Professeur Tournesol rejoint la « famille » de Tintin et c'est à cette occasion que nous est présenté sa dernière invention : le sous-marin requin. Celui-ci est la parfaite illustration de la facette « exploration » du rôle du sous-marin dans la BD quoique son rôle soit finalement réduit : il ne sert qu'à l'exploration « sur zone » et doit laisser la place au « pied lourd » une fois l'épave de la Licorne repérée. En fait son rôle est tellement minime dans l'aventure qu'on peut se demander si il n'est pas un effet secondaire du choix du Professeur Piccard comme modèle pour Tryphon Tournesol. Il est intéressant dans cette optique de mettre l'accent sur l'aspect novateur de la technologie d'Hergé . Lorsqu'il écrit son histoire, il y a peu de submersibles monoplaces et le concept de « sous-marin de poche » reste encore à inventer.
Certes les premiers submersibles étaient-ils mono ou biplaces parce qu'ils étaient la création d'inventeurs solitaires qui comme Tournesol, construisaient leurs prototypes chez eux et généralement le testaient eux-même (sur chapître, après avoir fait quelques ronds dans l'eau , Tournesol se désintéressera de son invention et laissera à Tintin le soin d'en faire un usage opérationnel). Mais à partir du moment où les sous-marins devinrent opérationnels et industriels ils acquirent un équipage conséquent. Il y eu bien un ou deux projets de torpilleurs monoplaces durant la 1ère guerre mondiale mais ce fut tout. Ce n'est vraiment que durant la 2ème guerre mondiale, notamment avec les travaux des pays de l'Axe : Allemagne, Italie et Japon que le concept du sous-marin mono (ou bi) place se développera mais naturellement, eut égard au contexte, toujours avec des applications militaires et armées (torpilleur).
Sous-marin d'attaque biplace dans Sciences et Vie de 1942 : la vrai origine du « Requin » de Tournesol ?
Et c'est là aussi que Hergé est novateur en nous proposant un sous-marin conçu et utilisé à but exclusivement civil : l'exploration marine. Seul l'américain Simon Lake avait proposé quelque chose de semblable autour de 1900 avec l'Argonaut. Ce rejet (voir d'une certaine manière ce détournement d'une technologie jusque là militaire) de la chose militaire, que j'avais déjà souligné lors de mon analyse des avions dans Tintin est une constante de l'œuvre de Hergé qui utilise bon nombre d'engins militaires (avions, sous-marins, chars…) mais rarement en combat contrairement à nombre de ses collègues auteurs de BD. Au niveau technique quelques aspects méritent d'être soulignés. Le sous-marin requin est un véhicule « sec » (Tintin y opère en bras de chemise) alors que la plupart des mini-sous-marins construits sauf ceux destinés à opérer à grande profondeur comme les « soucoupes » et les « puces » du commandant Cousteau sont des appareils « mouillés » c'est à dire que pilote (et passager pour les biplaces) doivent porter un scaphandre autonome (curieux d'ailleurs que Hergé n'ait pas inclus ce type d'appareillage, alors en plein développement en France, Angleterre et Italie dans son aventure ?). Ceci est naturellement plus « moderne » en ce sens que c'est plus confortable pour tout le monde : les héros et les auteurs (qui n'ont pas à « perdre » une case pour habiller leurs héros). Par contre tel que dessiné l'appareil n'a pas l'air très étanche surtout au niveau de la canopée qui paraît bien fine. Tintin parle de vider les ballast : il est probable que le les prises d'eau pour ceux-ci soient les « ouies » visibles derrière la gueule du requin. Au niveau construction Tournesol a choisi de démonter plaque à plaque, boulon par boulon sa machine pour l'embarquer sur le Sirius. Nul doute que quelques années plus tard il aurait conçu un sous-marin modulaire, construit en sections que l'on n'a qu'à connecter lors du lancement comme le furent les types XXI allemands à partir de 1945. Opérationnellement le sous-marin de Tournesol ne semble pas pouvoir descendre très profond , bien moins que les bathysphères de Piccard ! Enfin il faut mentionner un point qui m'avait surpris même lorsque j'étais enfant : alors que le sous-marin est technologiquement moderne et très « cool » comme design, le système optique utilisé par Haddock pour observer sous l'eau (le tube dont une lentille s'ouvre sous l'eau) est lui antédiluvien ! Finalement on peut se poser une question : pourquoi Tournesol a-t-il déguisé son sous-marin en requin au point de l'affubler d'un aileron à l'utilité hydrodynamique discutable ? Certes on a ultérieurement vu d'autres mini-sous-marins déguisés en animaux (les orques de la « Guerre des Baleines » de Henri Vernes viennent à l'esprit) mais c'était pour mieux se fondre dans un banc de cétacé ou autre raison de camouflage. Mais ici ? L'hypothèse la plus probable c'est que, au contraire de Tintin et de Haddock qui souhaitaient mener leur expédition avec discrétion, Tournesol était lui à la recherche de publicité et qu'il a donc recherché un look « vendeur » pour son invention. Prosaïquement il est possible que le sous-marin habillé en prédateur marin soit chez Hergé, une réminiscence de « 20 000 lieues sous les mers », principale autre aventure antérieure où un sous-marin est pris pour une créature marine (Verne a d'ailleurs repris le filon submersible/monstre marin dans « Maître du Monde » !). D'ailleurs lors des tests opérationnels du sous-marin (courageusement ou inconsciemment, Tournesol n'a pas effectué de tests de sa machine avant l'embarquement en mission : c'est à cela que l'on reconnaît les génies -surtout de BD- leurs inventions marchent du premier coup !), Haddock , qui n'a pas été averti, confond l'aileron du sous-marin avec celui d'un vrai requin ! Et comme Ned Land avait été surpris d'entendre son harpon ricocher avec un bruit métallique sur le « monstre marin », Haddock est surpris de voir sa balle de carabine ricocher avec un bruit métallique sur l'aileron d'un requin Une dernière petite note : la plupart des ouvrages sur Hergé s'accordent à publier une photo d'un mini-sous-marin de promenade, parfois qualifié « d'origine allemande » comme étant la source d'inspiration du sous-marin-requin car elle a été retrouvée dans les archives de l'artiste. Cette machine dont la première apparition est dans un Science et Vie des années 50 est en fait contemporaine du sous-marin qui servit de base à Ken Adams pour construire la Soucoupe du SPECTRE du film « Opération Tonnerre » …elle ne peut donc avoir inspirer le sous-marin-requin qui en est de plus de 15 ans l'aîné.
Anticipation des « Soucoupes » de Cousteau, lointain descendant du « Nautilus » du Prince Dakkar, le sous-marin requin de Tournesol est donc un point de passage obligé dans l'histoire du sous-marin , de fiction comme de réalité.
Deux sous-marins apparaissent dans cette aventure, tous deux aux ordres directs ou indirects du marquis Di Gorgonzola plus connu sous le nom de Rastapopoulos. Ils sont donc l'incarnation du mal : dans un cas il attaque perfidement le S/S Ramona et offre une des rares scènes de guerre (torpillage et granadage aérien) de l'œuvre de Hergé (mais pas la seule de cette aventure qui voit des chasseurs-bombardiers attaquer une colonne blindée, une avion être abattu en vol et finalement le combat naval entre le S/S Ramona, le sous-marin pirate et le USS Los Angeles), dans l'autre il permet la fuite subreptice du méchant de l'aventure : Rastapopoulos. Le sous-marin pirate (indicatif radio « requin » …le parallèle entre le squale et les sous-marins est une constante chez Hergé) est un type IXB (reconnaissable aux deux « yeux » sur le massif).
U-boot allemand typ IXC . On reconnaît les deux « yeux » caractéristiques sur le massif
L'idée des sous-marins de l'Axe ayant survécu de manière plus ou moins « indépendante » à la fin de la guerre et à l'effondrement des marines allemandes et japonaises est l'un de ces mythes qui reviennent parfois dans la littérature d'aventure de Bob Morane (les Requins d'Acier) à Clive Cussler (Atlantis Rising). Ceci semble avoir pour origine le cas du U-977 qui se rendit en Argentine en Août 45, soit plus de 4 mois après la fin des hostilités. Ici toutefois Hergé est très elliptique sur l'origine de ce sous-marin. A-t-il été racheté légalement chez un ferrailleur (c'est ce qui est suggéré à la case 11-1B où Haddock découvre une petite annonce proposant du matériel militaire à vendre dont un sous-marin) ou à l'une des nombreuses marines militaires qui utilisèrent des U-boot prises de guerre ? (dont la Marine Nationale française !) Où est-il basé ? à quoi l'organisation de Rastapopoulos l'utilise-t-il en fonctionnement normal ?(au contraire dans la BD il arrive là deus ex machina avec pour seule fonction de couler Tintin et Haddock, témoins compromettants du trafic d'esclave de Rastapopoulos). Son équipage semble bien être allemand (sur la base du nom du seul nom cité - le capitaine ?- « Kurt ») et il utilise la technique de coopération avec un appareil d'observation utilisée par les U-boot de l'Amiral Dönitz durant la 2ème Guerre Mondiale. J'ai indiqué dans mon analyse sur les avions (cliquer sur : les avions de Tintin)que deux pages de cettes BD semblaient avoir été dessinées 5 ans avant leur parution réelle, on peut se demander si cette anachronie n'est pas extensible à l'ensemble de la scène du combat naval . D'ailleurs l'intervention du croiseur USS Los Angeles (CA-135, classe North Carolina) semble peu réaliste. Dans l'histoire réelle le USS Los Angeles fut construit au chantier naval de Philadelphie, lancé le 22 Juillet 1945 et après une croisière inaugurale à Cuba rejoignit la 7e Flotte dans le Pacifique via Panama. Après une période d'activité dans le Pacifique , il fut retiré du service actif en Avril 1948 et fut pris en compte dans la Flotte de Réserve du Pacifique. En 1951 il fut re commissionné pour participer à la Guerre de Corée.
Croiseur USS Miami durant la 2e GM . Le USS Los Angeles est de la même classe (photo USNavy)
En 1954 il fut modifié pour embarquer des missiles de croisière (de la taille d'un chasseur à réaction !) Regulus. Après des tests qui eurent lieu en 1955 autour de Hawai, il reprit ses patrouilles dans le Pacifique jusqu'à son retrait définitif du service en 1974. Que faisait-il donc dans la Mer Rouge aux alentours de 1957 ? Ses capitaines durant la période qui nous concerne furent le Captain Frederic C. Lucas Jr à partir du 2 Mars 1956 puis le Captain Harold Payson Jr à partir du 3 mai 1957. Est-ce l'un d'eux qu'a représenté Hergé en train de s'exclamer « mais la guerre est finie ? » lorsque son radio lui transmets le message de Haddock signalant le sous-marin pirate ? Curieuse réflexion 12 ans après la fin de la Guerre du Pacifique (la Guerre de Corée n'a vu aucune action sous-marine). Ce décalage apparaît encore page 60 de l'album où l'une des coupures de presse montrée concerne le sous-marin pirate mentionne son équipage composé en partie « d'officiers que la fin [de la gue] rre avait laissé sans [affectation ?] ». La phrase n'est pas entièrement visible et elle a été complétée par les segments entre [ ] mais elle montre bien, une fois de plus une référence à la 2ème guerre mondiale comme à une actualité proche. Ce d'autant que la Bundesmarine ayant réarmé des sous-marins à partir, justement, de 1956, des « Kurt » avaient moins de raison de se trouver « sans…affectation » à cette date.
A l'inverse le petit submersible qu'utilise Rastapopoulos pour sa fuite est l'héritier direct du sous-marin de Tournesol : petit et fuselé il est futuriste dans l'esprit sinon dans la réalisation (notez l'intéressante hélice à deux rangées de pales contra-rotatives, une idée probablement héritée des torpilles de la 2ème Guerre Mondiale et le cockpit « bulle » qui semble inspiré de celui des premiers modèles de Supermarine Spitfire ou du chasseur à réaction allemand Heinkel He 162). A l'inverse de celui, brillamment mis en « couleurs » noir et blanc par Tournesol, celui-ci est gris terne, couleur sombre et furtive qui convient bien à Rastapopoulos qui fuit comme un rat (gris) lorsque les choses tournent mal. Le camouflage du sous-marin avec ses ailerons repliés dans un canot automobile luxueux anticipe lui les gadgets des méchants du SPECTRE de James Bond. Comme il se doit au « super-villain » (pour employer la terminologie des comics US) qu'est Rastapopoulos , cet engin ne pouvait être que confortable et donc sec …d'ailleurs le Marquis garde sa casquette de yachtman à bord ! Techniquement on peut se poser la question de l'autonomie et on peut s'interroger sur la réelle discrétion de cette fuite : le USS Los Angeles sachant qu'il allait affronter un sous-marin devait avoir activé un ASDIC (Sonar) : comme ce fait-il qu'il n'ait pas repéré l'engin de Rastapopoulos ? sa petite taille l'a-t-il fait prendre pour un poisson ? le battement de son hélice a-t-il fait croire aux marins US a une torpille égarée lancée par le « requin » lors de son combat contre le S/S Ramona ?
La séquence « sous-marins » de cet album recèle de nombreuses zones d'ombre et soulève des questions dans la construction scénarique de l'aventure. Le sous-marin de fuite de Rastapopoulos n'en est pas moins un design intéressant qui loin des anticipations civiles et réalistes du « Requin » de Tournesol pointe plutôt vers les gadgets fantasmatiques de l'univers de James Bond.
Donc peu de sous-marins chez Hergé et deux sur trois sont aux mains des méchants . Par contre deux sur trois aussi (mais pas les mêmes) sont des sous-marins de poche. Difficile donc d'en tirer des conclusions . En fait autant le « Requin » du Trésor est-il bien ancré dans la tradition et l'idéologie hergéenne autant le combat naval de Coke en Stock suscite-t-il des interrogations chez le lecteur …